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Après « Neruda », film labyrinthique et onirique en diable sur l'exil forcé du poète chilien, sorti il y a à peine un mois, voilà « Jackie », instantané psychique vertigineux de Jackie Kennedy, pris dans le sillage de l'assassinat du 35 ème président des Etats-Unis, à Dallas, le 22 novembre 1963. Pablo Larrain, qui s'employait jusqu'à présent à tisser une œuvre foisonnante autour des plaies de l'histoire récente du Chili, serait-il en passe de devenir un réalisateur à biopics ? En deux films, le voilà en tout cas qui s'impose déjà comme un grand couturier mondial de ce genre iconique, qui donne le plus souvent lieu à du prêt-à-porter/filmer. Si la collection chilienne de Larrain est pour le moins plus bigarrée, plus audacieuse que l'américaine, c'est parce que le réalisateur de No ! fait du sur-mesure et que le portrait d'une first lady ne saurait, comme celui du poète débraillé, faire exploser toutes les coutures de ce genre policé.

 

A la fois corseté et décorseté, comme son héroïne prisonnière de l'étiquette mais en même temps en lutte constante contre le protocole que l'on prétend lui imposer pour les funérailles, le nouveau film de Larrain s'attache à dévoiler Jackie derrière Jacqueline Kennedy, à délester la première dame des oripeaux du décorum et de la représentation pour essayer de radiographier le séisme intime d'une veuve qui perd pied. « Jackie » ressemble à un tableau commun qui s'écaillerait pour laisser entrevoir, derrière, un tableau de maître, dévoilant strate par strate, derrière la somptuosité soignée de sa reconstitution, quelque chose de la profondeur psychologique (de la vérité?) de son héroïne emportée en quelques heures dans le tourbillon de l'Histoire. Le film fait la part belle aux profondeurs de champ qui disent que la vie de Jackie, son « moment étincelant », est désormais derrière elle mais surtout nous incitent à regarder derrière, par-delà l'apparat, l'image léchée pour rechercher ce vertige intérieur que le film tantôt offre, tantôt dérobe (de là cette impression de vacuité qui surnage parfois). Presque comme dans un roman de Faulkner, où la scène traumatique qui a conditionné le destin du héros n'est dévoilée dans sa crudité, dans sa brutalité, qu'à la fin (l'assassinat n'apparaîtra in extenso à Jackie que lors des funérailles), où les visions obsessionnelles, les images hallucinées se heurtent, Larrain propose un portrait morcelé, disloqué, scandé par la musique désaccordée à dessein de Mica Levi.

 

"Jackie" est  un film intérieur sur une femme d'intérieur, attachée à faire de la Maison Blanche une sorte de mausolée agréable qui rendrait palpables les passages successifs de tous les grands présidents (la chambre Lincoln...). C'est en conservatrice du patrimoine stylée, tailleur rouge, collier de perles et brushing parfait, qu'elle arpente les lieux et retrace l'historique des meubles et des pièces devant les caméras, pour un documentaire diffusé à la télévision, avec un mélange de parfaite urbanité et de léger malaise. C'est que « Jackie » est un film sur l'incarnation. La First Lady qui essaie de redonner vie aux présidents, par le biais des objets qui les ont entourés, a existé dans l'imaginaire collectif non grâce à une œuvre, mais par ce qu'elle incarnait : le style, le raffinement, la force de caractère. Un roc au milieu de la tempête malgré sa pâleur hagarde, sa silhouette frêle perdue au milieu des grands salons de la Maison Blanche, qu'elle arpente en chaloupant, son tailleur Chanel Rose encore taché par le sang de son mari. Le film ne repose pas tant sur l'interprétation que sur l'incarnation, au sens littéral, de Natalie Portman, traquée souvent en gros plan, visage sur les traits duquel s'inscrivent avec une précision bouleversante la souffrance, la crispation nerveuse et l'incompréhension derrière la retenue.

 

Cette composition d'orfèvre, d'autant plus émouvante qu'elle n'est ni mimétique ni forcée, est un joyau via lequel se diffractent les facettes de la première dame, un diamant à la hauteur de l'écrin qu'offre le film. Grâce à l'actrice de « Black Swan », dont le jeu accrédite la fameuse phrase de Truffaut affirmant avec force que « le cinéma est un art de la femme, c'est à dire de l'actrice », le film de Larrain transmue le biopic « Vanity Fair » en un portrait contrasté procédant par petites touches impressionnistes et sensibles, naviguant entre le connu (les images vues et revues de l'assassinat et des funérailles) et l'inconnu (la Jackie intime, fumant nerveusement, se vêtant et se dévêtant de toutes ses robes d'apparat au son folâtre et ironique de « Camelot », la comédie musicale qu'affectionnait feu son époux), le réel et la représentation entre lesquels elle dit elle-même perdre le fil. Reproduisant en sourdine son travail composite sur la forme (les prétendues images d'archive en noir et blanc du documentaire à la Maison Blanche sont en fait tournées avec Natalie Portman), Pablo Larrain livre une réflexion sur l'image, qui est autant un leurre qu'un moyen propre à toucher à la vérité psychique, intime, des êtres. C'est cette dialectique qui donne toute sa densité au film, à l'issue duquel la Jackie dévoilée ne cesse pas pour autant d'apparaître comme un mirage. Claire Micallef

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