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Les grands films comme les grandes entreprises peuvent-elles être autre chose que l’œuvre de monomaniaques ? La question ne manque pas de se poser à la vue de « The Lost City of Z », projet dantesque où l'opiniâtreté de son héros n'a d'égale que celle de son réalisateur, James Gray, qui a réussi à mener à bien la réalisation de ce film d'aventures qui le taraudait depuis plusieurs années, faisant fi des défections de casting (Brad Pitt puis Benedict Cumberbatch jetèrent l'éponge), des mises en garde de Coppola et de toutes les difficultés inhérentes à un tournage dans la jungle. A l'instar du major Percy Fawcett partant à l'assaut sur le front de la Somme en caressant amoureusement la petite carte de la cité perdue de Z qu'il n'aura de cesse de chercher pendant vingt ans, comme un talisman destiné à le protéger d'une mort au combat, on imagine le New-Yorkais James Gray chérir secrètement son projet de film d'aventures, imaginer l'Amazonie comme un horizon de cinéma à atteindre, comme une planche de salut. « La fortune sourit aux audacieux », comme dit le proverbe. Au contact de la jungle, son cinéma trouve à se régénérer, à s'épanouir comme une plante vivace, sans renier pour autant son ADN : son grand sens du récit, sa rigueur torturée, sa fluidité et sa puissance émotionnelle s'en trouvent au contraire décuplés. Derrière le film, chef d’œuvre d'une profondeur et d'une maîtrise inouïe, se détecte la perfection des projets longuement mûris.

 

La majesté de « The Lost city of Z » provient de ce mélange d'hubris, de démesure (du projet mais aussi du héros, qui croit dur comme fer en sa bonne étoile même aux instants où la mort le guette) et de mesure, de force tranquille. Déjouant complètement les ressorts et les ingrédients du film d'aventures (le spectaculaire, les clichés, l'antagonisme), James Gray propose un film mental où l'aventure intérieure rejoint, recouvre presque, l'aventure avec un grand A. Envoyé en Amazonie par la Société Géographique Royale d'Angleterre en 1906 avec pour mission de cartographier les frontières entre le Brésil et la Bolivie, le major Percy Fawcett (Charlie Hunnam, creuset magnétique de solidité et d'intrépidité), accompagné d'Henry Costin (Robert Pattinson, transfiguré) découvre dans la jungle les vestiges d'une cité perdue. Célébré en héros à son retour, il n'aura de cesse de poursuivre son idée fixe et de tenter de convaincre ses pairs non seulement de l'existence de cette civilisation engloutie, dont la découverte constituerait l'ultime pièce du puzzle de l'humanité (d'où le nom de Z) mais aussi de l'intelligence des populations indigènes, vivant dans des communautés extrêmement bien organisées et structurées. « Z » est à ses yeux une sorte de paradis à la fois perdu et à retrouver, aussi l'image de la jungle le poursuit-elle jusque dans son foyer comme dans les tranchées (sublimes fondus enchaînés, réversibles quand le danger le guette).

 

La seconde expédition, à l'aube des années 1910, dans laquelle l'accompagne encore son fidèle Costin, se révèle encore plus généreuse que la première en obstacles : Indiens défendant leur territoire et qu'il s'agit d'amadouer, couardise d'un de ses compagnons d'exploration compromettant l'avancée tout autant que la survie du groupe. Tout semble se liguer pour le freiner dans son projet, y compris au domicile familial, où sa femme, prête à s'embarquer avec lui, déplore ses absences à répétition et où son fils aîné, qui a grandi sans lui, laisse éclater son ressentiment lorsque Fawcett est appelé au front. Mais ce personnage entier, à la lisière de la folie, n'est pas homme à se laisser emprisonner, scléroser dans la vie certes heureuse mais étriquée de l'aristocratie anglaise : alors qu'il est tombé dans le Rio Verde, il est filmé en train de se débattre dans un filet à poissons dans une des séquences du début du film, particulièrement évocatrice. Comme l'albatros, ses « ailes de géant l'empêchent de marcher », sa croyance en son destin est si folle qu'il perd, dans les dernières scènes, toute raison, toute conscience du danger, figé dans un état de transe presque mystique.

 

Film introspectif et initiatique dans lequel le héros ne peut accéder au plus profond de lui-même qu'en allant trouver l'Autre, l'inconnu, « The Lost City of Z » est aussi un grand œuvre sur la croyance et la foi. Entre fluidité tranquille et soubresauts, classicisme majestueux et ruptures elliptiques, interpénétration des espaces et blocs de temps, « The lost city of Z » réconcilie ampleur et intimisme, exploration extérieure et intérieure en filmant au plus près l'attente. Attente prolongée de la femme et des enfants qui ne souhaitent rien tant que le retour du père prodige (de quoi former un film parallèle, dans le hors-champ) mais surtout attente folle, fiévreuse, presque romantique de Fawcett de la découverte qui lui offrira la renommée et permettra de laver son honneur. Comme le Drogo du « Désert des Tartares », l'explorateur est happé par un lieu, la jungle et consumera sa vie et ses forces dans l'espoir ferme et entier que son destin ne peut que s'accomplir à cet endroit. Obsession que traduit la photographie sublime de Darius Khondji, mordorée, patinée, toute en clairs-obscurs, qui agit comme un révélateur de la psychologie du héros, lequel, alors même qu'il traverse les sombres vicissitudes de son périple et de sa vie de hobereau, entrevoit toujours une lueur, celle de la cité à retrouver. C'est toute la dialectique, toujours puissamment tenue et incarnée, des films de James Gray : l'ombre et la lumière, fût-elle parfois un mirage. Claire Micallef

 

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