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Comme « Wonderstruck » de Todd Haynes il y a quelques années, « Armageddon Time » a été le film « Champomy » du barnum cannois, le film chromo à hauteur d’enfant regardé avec quelque condescendance par certains festivaliers désirant absorber la rumeur du monde sous forme d’alcool fort et snobé par un jury conquis par les éructations et la scatologie d’un Ruben Östlund goguenard à peu de frais et donc forcément peu enclin à être sensible à la subtilité d’un James Gray, tempérament de fer pratiquant un cinéma de velours. Pourtant, qui mieux que le cinéaste de « La nuit nous appartient », en empruntant les détours de la chronique d’une enfance dans les années 1980, nous parle du monde actuel, celui de l’Amérique de Trump, de la réussite à tout prix, du racisme, dont il se fait en quelque sorte l’exégète par le petit bout de la lorgnette ?
Cinéaste intimiste atteignant à l’ampleur et à l’universel sans coup férir, Gray revient ici à l’essence de son cinéma, la famille new-yorkaise, qui pèse comme un vrai fatum sur ses personnages principaux, ici le jeune Paul Graff, charmant rouquin un peu lunaire rêvant de devenir artiste, élève d’un établissement public du Queens où il s’abouche avec un jeune noir, le rondouillard et dessalé Johnny, bouc émissaire du professeur principal, Mr Turkeltaub. Entre échappées dans New York, velléités d’assister au concert du Sugarhill Gang et autres 400 coups, le paradis riant des amitiés enfantines tourne court quand Paul est retiré de l’établissement par sa famille pour intégrer la Kew-Forrest School, école très sélect patronnée par la famille Trump (avec, clou de l’immersion, Jessica Chastain en Maryanne Trump dans une apparition très Tilda Swintonienne).
S’il emprunte les faux atours du film initiatique, s’il ressemble, tant on devine l’enfant Gray derrière le très attachant Paul, à un « portrait de l’artiste en jeune [garçon] », c’est bien plutôt une « confession d’un enfant du siècle » que nous propose James Gray, une généalogie de traumatismes, de petites lâchetés, d’œillères devant l’injustice, qui, dissoutes dans la concrétion intimiste et dans la pureté narrative du récit, finissent par former comme le substrat de l’Amérique d’aujourd’hui, celle de l’assassinat de George Floyd et des vacillements de la démocratie sous le péril Trump.
Film matriciel de Gray et de son œuvre, truffaldien en diable moins pour son portrait d’une enfance en butte au conformisme et aux chemins tout tracés que par sa tristesse incommensurable et sa noirceur qui exsudent de chaque plan, « Armageddon Time » se place aussi incontestablement sous les auspices de Proust : l’amour infini et dévot pour le grand-père se substitue à l’amour de la grand-mère, la place intermédiaire mais ô combien primordiale de la mère entre son géniteur et son fils, l’enfermement de la mère dans le deuil...
Proust disait d’ailleurs que « l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose ». Sentence qui pourrait résumer fort bien « Armageddon time », ce film où un gamin, dans un sublime geste final, fait un magistral pied-de-nez à l’establishment américain, au conformisme bourgeois confit de certitudes, à l’exhortation guerrière à la réussite, qu’il a percées à jour malgré son jeune âge.
Dessiner des fusées, s’inventer un super-héros, se retrancher dans un lieu à soi, une cabane au fond du jardin… Quel que soit le palliatif, chez James Gray, la tristesse durera toujours.

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