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Ça commence un peu comme dans « Brève rencontre » de David Lean (1945). Deux femmes aux regards passionnés semblent sceller leurs destins dans l'atmosphère chaude et enveloppante d'un rutilant salon de thé du New York des années 1950. On devine à leurs yeux enfiévrés qu'elles vivent un amour éperdu et qu'il s'agit peut-être là de leur dernière rencontre. Quand soudain un homme, une connaissance de l'une d'elles, impose sa présence, coupant court à leur conversation, les forçant à se séparer prématurément. Chez Lean, les importuns avaient le visage de vieilles commères, dans "Carol", ce sont exclusivement des hommes. Autant de figures masculines encombrantes qui viennent sans cesse s'interposer entre Carol et Therese qui brûlent l'une pour l'autre d'une passion, certes tapie, bienséance oblige, mais visible pour qui a un tant soit peu de sensibilité et de perspicacité. Chez Todd Haynes, les mâles américains sont presque tous sans exception des butors irascibles, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur petite situation conventionnelle et étriquée. Un peu comme celui de Julianne Moore dans « Far from heaven », le mari de Carol n'est guère qu'un personnage repoussoir, qu'un porte-parole oppressant de la société américaine puritaine qui ne souhaite qu'une chose : perpétuer le simulacre de leur couple auprès de la famille et des amis alors qu'ils sont en instance de divorce.

Mais on ne dompte pas ainsi la flamboyante Carol (Cate Blanchett) qui du haut de son port altier, drapée dans ses élégantes toilettes, entend vivre ses amours saphiques comme elle l'entend. D'autant qu'elle vient de faire la connaissance d'une jeune fille au joli minois, Therese (Rooney Mara, prix d'interprétation féminine à Cannes), vendeuse dans un magasin de jouets, alors qu'elle cherchait une poupée pour sa fille. Elle en repartira avec un train électrique. C'était aussi dans un supermarché du jouet, autour d'un train électrique que Robert Mitchum et Janet Leigh se rencontraient dans le méconnu « Holiday affair » de Don Hartman, une comédie de la fin des années quarante saupoudrée d'un zeste de mélo. Dans le feu de la rencontre, Carol oublie ses gants (acte manqué?), que Therese, aimantée par le regard et la démarche féline de cette grande bourgeoise, s'empresse de lui faire rapporter. Quoi de plus érotique qu'un gant, quand on sait l'usage sensuel et suggestif qu'en faisaient à l'écran une Rita Hayworth ou une Ava Gardner, dans ces années-là ?

Dans « Carol », adaptation du roman éponyme de Patricia Highsmith, le sentiment est en embuscade, l'érotisme est comme ouaté, se niche dans des raccords regards brûlants, dans des effleurements discrets. La caméra, comme toujours très caressante, de Todd Haynes capte avec grâce et douceur, à grand renforts de travellings, cette progression à tâtons du désir de la jeune ingénue pour la quadragénaire initiée et émancipée qui assume pleinement ses penchants. Mouvements de caméra qui, d'ailleurs, semblent vouloir inviter les deux femmes à un alanguissement, une lascivité auxquels elles finiront par s'abandonner, non sans que Carol en paie le prix fort : la garde de sa petite fille lui sera retirée. Après une première partie sertie dans un New York cotonneux et froid et dans des intérieurs chatoyants et féeriques où l'on s'apprête à célébrer Noël, c'est un road-movie façon « Thelma et Louise » lesbien et rétro qui se met en place. Une manière pour pour les deux personnages féminins de fuir le statisme patriarcal dans lequel les hommes (le mari de Carol, le petit ami pesant de Therese) veulent les enfermer. Todd Haynes orchestre une sorte de carte du tendre routière, où à chaque étape et chaque hôtel correspond une montée crescendo du désir, qui passe ici par le rire, là par une complicité réaffermie par un clin d’œil ...

On a souvent reproché à Haynes, cinéaste des élans du cœur réprimés par les conventions (dans la lignée de Lean, encore), sa photographie ultra-décorative, sa reconstitution kitsch, censées étouffer dans l’œuf les passions. C'est oublier que chez Proust on vit les amours les plus clandestins dans des bonbonnières. Proust qui disait que « l'amour soulève [...] de véritables bouleversements géologiques de la pensée ». Bouleversements à l’œuvre sur le visage un peu effarouché, discrètement mutin de Rooney Mara, dont le personnage vit semble-t-il pour la première fois les tourments de la passion. Férue de photographie, Therese immortalise dès leurs premières rencontres une Carol à la fois impériale et fragile dans son long manteau de fourrure. Comme si elle avait besoin du filtre de la photographie pour que que la cristallisation amoureuse s'opère. Entre pleins incandescents et déliés mélancoliques froids, « Carol » est d'ailleurs davantage l'histoire d'une cristallisation, avec tout ce que le terme comporte de lenteur et d'approche de l'autre à pas feutrés que d'un coup de foudre. Ce qui rend d'autant plus intéressante et troublante cette romance saphique néo-classique délicieusement raffinée qui prend in fine les atours galvanisants d'un récit d'émancipation féminine. "Carol", une délicieuse madeleine à l'arrière-goût de fruit défendu.

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